Réponse à Dominicus

J’aime beaucoup les dominicains d’Avrillé, que je connais depuis 40 ans. J’admire leur pauvreté et leur ascétisme. Je goûte leur dévotion qui, loin des modes, exhume des trésors de la spiritualité chrétienne. Je salue leur résistance courageuse au funeste ralliement prôné par certains. En 2016 j’eus l’honneur d’être invité aux Journées Jean Vaquié pour traiter de Démocratie et Protestantisme. Ma conférence a semblé plaire à l’assistance nombreuse. Elle a été publiée dans Le Sel de la terre. Les dominicains sont mes amis et le demeureront au-delà de nos divergences. Pourtant, ainsi que Dominicus lui-même le rappelle, il faut parfois reprendre ses amis pour l’amour de la vérité.

Dominicus, dans un entretien à Lecture et Tradition, juge sévèrement mon travail sur La crise de l’autorité dans l’Église. Je ne sais quel père cache ce pseudonyme. Sans doute la communauté entend-elle unir sa voix sous le nom du fondateur de l’Ordre. Je répondrais donc à Dominicus.

Dans mon livre j’expose que les catholiques sont aujourd’hui confrontés à un paradoxe terrible : depuis Vatican II les papes énoncent de véritables hérésies dans le cadre de leurs fonctions. Etant théoriquement infaillibles, la seule explication est qu’ils sont des imposteurs.

La position d’Avrillé, qui suit celle de la Fraternité Saint Pie X, est sensiblement différente. Dans leurs erreurs les papes conciliaires n’engageraient jamais le charisme de leur infaillibilité. Ils parleraient certes « en tant que papes » mais non « ex cathedra » ! Le dernier usage de l’infaillibilité pontificale daterait de la proclamation du dogme de l’Assomption en 1950 ! L’autorité des papes conciliaires ne pourrait donc être mise en cause. Il faudrait simplement les reprendre afin qu’ils reviennent à la tradition. Quant à moi, je serais « dans la confusion totale ».

Avant de publier mon travail, j’ai envoyé le manuscrit à de nombreux Abbés, Pères et même à plusieurs évêques traditionalistes. Bien peu m’ont répondu et je suppose que bien peu m’ont lu. Un laïc qui fait de la théologie… Quelle prétention !

Le P. Pierre-Marie, n’ayant pas le temps de me répondre par écrit, m’a très cordialement invité au couvent. Ses principaux griefs portaient sur la bulle Cum ex apostolatus de Paul IV qu’il croit caduque quand je l’estime en vigueur. Il a sans doute échoué à convaincre Dominicus qui ne reprend pas cette critique ! Même s’il ne partage pas mes conclusions, le P. Pierre-Marie m’a encouragé à publier mon travail « afin de faire avancer la recherche » !

La première critique que me fait Dominicus est le manque de sérieux. Je ne serais qu’un financier perdu sur les hautes terres de la doctrina sacra. J’agiterais les mots sans pénétrer les concepts. Il est difficile d’être son propre avocat. Je répondrais seulement que mon incompétence n’a pas empêché ces mêmes dominicains de m’accompagner avec l’abbé de Tanoüarn pour créer en 2002 le Symposium théologique de Paris qui a réuni, quatre années durant, les principaux théologiens de la mouvance « Saint Pie X ».

J’ajouterais que j’ai reçu à peu près la même formation que les supérieurs d’Avrillé à Ecône. Or reconnaissons, dans les larmes, que la tradition académique orale est malheureusement interrompue : toutes les universités de théologie sont aujourd’hui corrompues de modernisme. Le dernier professeur de théologie titré d’Ecône me semble être le R.P. Guérard des Lauriers O.P., qui était professeur de théologie à l’université pontificale du Latran et qui quitta Ecône rapidement par suite de divergences avec Mgr Lefebvre. Il y avait aussi le R.P. Thomas C. Glover, Oratorien et Docteur

en droit canonique : j’ai assisté à ses cours de droit canonique (en latin…). Sa réponse à une question d’un séminariste me revient : « s’il s’avère être hérétique, il ne peut être pape ! ». Tous les autres professeurs d’Ecône ou d’Avrillé se sont formés « sur le tas », c’est-à-dire tous seuls en étudiant dans les livres. Je ne prétends pas être au niveau de mes contradicteurs. Je refuse que des gens sans diplôme de théologie m’accusent de ne pas en avoir. Au moins suis-je diplômé de philosophie de la Sorbonne, ce qui n’est pas leur cas. Je demande à être jugé sur le fond.

Venons-y.

La première objection qui m’est faite est l’autorité de Mgr Marcel Lefebvre lui-même. Celui-ci a en effet prétendu que Vatican II n’était qu’un concile « pastoral », qui par là même n’engagerait pas l’infaillibilité pontificale. J’ai expliqué dans mon livre qu’il s’agit là d’une pétition de principe, que Vatican II n’a pas promulgué de canons explicitement pour ne pas heurter la sensibilité moderne qui juge cette formulation surannée, que jamais avant Vatican II on n’avait distingué les conciles « dogmatiques » des conciles « pastoraux », que Vatican II a promulgué plusieurs constitutions dites « dogmatiques » et a précisé, dans une note à la constitution Gaudium et spes, que le caractère « pastoral » du concile ne change en rien la valeur de ses enseignements qui doivent être jugés selon les critères habituels de la théologie. J’ai rappelé que Paul VI a promulgué toutes les constitutions de Vatican II avec les formules typiques des déclarations ex cathedra, qu’il a interdit à Mgr Lefebvre de se fonder sur cette distinction pour rejeter Vatican II et lui a déclaré que ce concile était plus important que celui de Nicée, que dans l’exhortation apostolique Postrema sessio (4/11/65), dans le bref In Spiritu Sancto (8/12/65), dans la lettre Cum iam au Cardinal Pizzardo (21/9/66), Paul VI a déclaré solennellement que Vatican II relève du magistère extraordinaire de l'Église et constitue la règle prochaine et universelle de vérité en matière de foi et de mœurs. Que veut-on de plus ?

Il est parfaitement clair que Mgr Lefebvre a pris une position essentiellement pratique. Il s’avère qu’elle était théologiquement mal fondée. 

Que nul ne doute pour autant de mon admiration et de mon respect pour l’Evêque de fer. L’Église lui doit tant. Et moi personnellement, je sais ce que je lui dois. Je l’ai connu et, je dirais, révéré. Je continue de le faire. Mes critiques mêmes portent à sa gloire : il nous a transmis, non un vain culte de lui-même qu’il aurait abhorré et que voudraient nous imposer les sots, mais bien la foi catholique de toujours et le jugement dont doivent user ceux qui veulent rester fidèles à l’Église de nos Pères, y compris par un examen critique de nos propres actions. Grâce lui soit rendue.

Mais les disciples du prélat d’Ecône ont développé une idéologie « lefebvriste » et s’accrochent au détail de ses positions pratiques au lieu de cultiver sa résistance à un modernisme dont la virulence s’est décuplée depuis son décès. 

Mais, pour Dominicus, je n’aurais rien compris. Vatican II en effet ne constituerait pas une hérésie formelle. Il faudrait distinguer le pape qui parle « en tant que pape » du pape qui parle « ex cathedra », explique Dominicus. Je suis peut-être un financier perdu en théologie, mais cette distinction sent l’ingénieur lui-même perdu en théologie. Je n’irai pas chercher Dominicus sur la physique ou la chimie, mais le champ de la théologie n’est pas une salle d’expériences. La scolastique décadente, singeant le Docteur angélique, multiplie les distinctions « subtiles » et passe à côté de l’essentiel. Sans doute le pape parle-t-il « en tant que pape » dans de nombreuses circonstances autres que la définition en matière de foi et de moeurs. Mais le pape qui parle de foi et de moeurs

« en tant que pape », si ce n’est « ex cathedra » d’où parle-t-il donc ? Cette distinction est absurde. En langage de « financiers », on appelle cela « couper les cheveux en quatre ».

Décidément ce pauvre Maxence ne comprend rien... C’est une question de définition ! Les papes n’ont rien défini depuis la proclamation du dogme de l’Assomption ! Ainsi pour Dominicus, Vatican II parlerait bien de dogme, de façon certes erronée, mais ces erreurs ne seraient pas des définitions, donc elles n’engageraient pas l’infaillibilité de Paul VI et du concile. Comme un « simple prêtre », Vatican II pourrait bafouiller des bêtises dogmatiques tant qu’il ne définit rien. Les papes conciliaires auraient imposé une nouvelle religion dans l’Église catholique sans jamais rien définir ! Mais un concile œcuménique est-il un « simple prêtre » ? Comme si la déclaration sur la liberté religieuse ne constituait pas une définition en matière de foi et de mœurs ! Avrillé m’accuse d’amateurisme, mais lorsque l’on lit sous la plume de R.P. Pierre-Marie que Dignitatis Humanae relèverait du magistère ordinaire des conciles et que Vatican II serait un « apax », on sourit ou plutôt on pleure. Comme si un concile œcuménique faisait partie du magistère ordinaire de l’Église ! On obscurcit les choses pour éviter les conclusions qu’on rejette.

L’accusation suivante est que j’hypertrophierais en quelque sorte l’infaillibilité pontificale. Dominicus me prête l’opinion que le pape est toujours infaillible, c’est-à-dire jamais faillible. J’explique, dans le livre et dans l’entretien, exactement le contraire : le pape est infaillible uniquement lorsqu’il définit un point en matière de foi et de moeurs en tant que successeur de Pierre. Ni plus ni moins. C’est exactement ce que dit la constitution Pastor Aeternus de Vatican I. Dominicus a bien raison de citer le texte même de Pastor Aeternus, mais je lui rappelle que, même si le R.P. Pierre-Marie, niant l’évidence, a prétendu le contraire, Dignitatis Humanae a bien été promulgué par Paul VI EN VERTU DE SA SUPREME AUTORITE APOSTOLIQUE et qu’il a déclaré que cette doctrine DEVAIT ETRE TENUE PAR TOUTE L’ÉGLISE. Mon livre cite tous ces textes.

« Cela signifierait que tout ce qui se trouve dans les Acta Apostolicae Sedis est infaillible ! », me prête Dominicus. Incroyable accusation ! Les Actes du Saint-Siège comprennent de nombreux textes dont certains émanent de congrégations romaines qui ne bénéficient pas du charisme de l’infaillibilité. Dans mon livre, je dénonce l’approximation semblable (mais inverse) d’Arnaldo Xavier da Silveira. Se fondant sur un texte du Cardinal Billot, Silveira prétendait que les papes peuvent se tromper. Mais, dans le texte en question, le bon cardinal parlait des décrets de congrégations romaines qui ne bénéficient pas du charisme de l’infaillibilité. Donc Dominicus me fait dire ce que je ne dis pas. Comme Arnaldo Xavier da Silveira, il n’est ici pas très honnête. D’ailleurs les actes du Saint-Siège comprennent aussi tous les actes du Pape qui ne sont pas des définitions en matière de foi et de mœurs et dont j’ai répété à satiété qu’ils sont faillibles. Mais bien sûr, j’affirme que toutes les définitions des papes en matières de foi et de mœurs contenues dans les actes du Saint-Siège sont infaillibles. Dominicus le nierait-il ?

Lecture et Tradition demande alors à Dominicus si l’histoire montre des papes qui se seraient trompés.

Tiens ? Dominicus ne parle ni de l’incident d’Antioche, ni du pape saint Libère, ni du pape Honorius ?! La vérité progresse... 

Dominicus va pourtant donner quelques exemples, tout en indiquant qu’ils ne correspondent pas à des définitions ex cathedra. Reprenant les calomnies de Calvin, il évoque ainsi le fameux sermon de

Jean XXII sur la vison béatifique en oubliant de dire que Jean XXII n’avait rien défini et que le point était libre à l’époque. Il cite encore la condamnation de Galilée, tout en expliquant qu’elle ne remet pas cause l’infaillibilité pontificale (où est la logique ?). Enfin il explique que Sixte V s’est trompé sur le texte de la Vulgate, tout en oubliant de préciser que la mort l’avait empêché de promulguer le texte erroné (je rapporte l’anecdote dans le livre). Vous avez dit « amateurisme » ?

Maxence Hecquard affirme qu’aucun pape ne s’est jamais trompé dans l’histoire ? « Mais, répond Dominicus, logiquement, cela ne prouve absolument rien, pour la bonne raison qu’il faut un commencement à tout. Même si l’on pouvait montrer que les papes jusqu’à Vatican II n’ont pas dit d’erreur, on ne pourrait en conclure que la chose soit impossible dans l’avenir ». Ce raisonnement est énorme. Dominicus croit-il vraiment au dogme de l’infaillibilité pontificale ? 

Que le lecteur se rassure, aucun pape ne s’est jamais trompé en matière de foi et de mœurs. C’est de foi : c’est l’antique doctrine de saint Hormisdas rappelée à Vatican I (Pastor aeternus) et par Léon XIII (Satis cognitum). Et si le pape est infaillible, il ne pourra par définition jamais tomber dans l’erreur à l’avenir.

Le paragraphe suivant laisse pantois. On oppose la doctrine de saint Robert Bellarmin à celle d’une prétendue « école thomiste ». Lorsque nous nous sommes vus sur mon manuscrit, le R.P. Pierre-Marie m’a avoué n’avoir jamais lu Bellarmin. Pour quelqu’un qui écrit depuis si longtemps sur ces questions, c’est étonnant et explique peut-être beaucoup. Je l’encourage, ainsi que tous les Pères d’Avrillé, à lire saint Robert Bellarmin. Ils verront que ce saint Docteur cite saint Thomas d’Aquin à toutes les pages. C’est également le cas des cardinaux Franzelin ou Billot, pourtant jésuites. Il est ridicule de dire que ces théologiens éminents ne font pas partie de « l’école thomiste ». En fait, tout en affirmant le contraire, Dominicus assimile « école thomiste » et « école dominicaine ». Bellarmin, dans son De Romano Pontifice, démonte la doctrine de Cajetan sur la déposition du pape hérétique. Il a été canonisé et nommé Docteur de l’Église par Pie XI. Ce n’est le cas ni de Cajetan, ni de Jean de Saint-Thomas. 

Finalement Dominicus se range à l’avis des théologiens (pour la plupart de la mouvance Ecclesia Dei) qui, dans une lettre du 29 avril dernier, demandent aux évêques d’envoyer une sorte de monition au pape François. Cette procédure pourrait déboucher sur une déclaration solennelle des évêques que François est hérétique. Selon ces théologiens, en attendant cette déclaration, François resterait pape. Prétendant ne pas trancher entre saint Robert Bellarmin et son cher Jean de Saint-Thomas, Dominicus suit en fait ce dernier. « L’acceptation [de la doctrine de Bellarmin] jetterait l’Église dans le chaos dans le cas d’un pape embrassant l’hérésie (…) On doit plutôt accepter que le pape ne peut perdre son office sans l’action des évêques de l’Église », disent les « théologiens » précités. Dominicus les approuve. Cette doctrine est contraire à la tradition de l’Église. Evidemment Dominicus ne dit mot de la bulle de Paul IV et des dispositions du code de droit canonique sur la perte de l’office ipso facto par l’hérétique. Il faut vraiment que Dominicus lise saint Robert Bellarmin...

Enfin je m’étonne que Dominicus n’évoque même pas le dernier tiers de mon ouvrage, où je reprends les commentaires des Pères de l’Église et des grands médiévaux sur les prophéties de Daniel et de l’Apocalypse. Ces prophéties annoncent la grande crise de l’Église à laquelle nous sommes confrontés. Il est consolant de voir que Dieu nous a prévenus de cette épreuve. Pourquoi passer cela sous silence ? 

En réalité tous les efforts de Dominicus visent à réduire le champ de l’infaillibilité pontificale, dans l’histoire d’abord et dans le présent surtout. L’objectif, dans la ligne de Mgr Lefebvre, est de rendre compte de la situation présente de l’Église sans remettre en cause la légitimité des papes conciliaires. Il s’agit, d’une part, d’éviter un supposé « chaos » et, d’autre part, de préserver un retour éventuel à la normale. Cette interprétation est humaine. Pour ma part je préfère m’en tenir à la doctrine traditionnelle et commune : 1° l’infaillibilité du pape est entière ; 2° un hérétique manifeste ne peut avoir aucune charge dans l’Église. Je ne crois pas aux solutions humaines de cette crise. Toute mon espérance est en Dieu seul.

Très chers Pères, vous avez reçu l’habit de saint Dominique des mains du R.P. Guérard des Lauriers. Si cet éminent professeur revenait juger notre controverse, je doute qu’il vous mettrait la moyenne. Votre vertu et votre courage sont un phare pour les faibles fidèles que nous sommes, noyés dans la fange de Babylone. Mais vos raisonnements sont obscurs, quand ils ne sont pas erronés. Soyez de vrais fils de saint Dominique, de vrais disciples de saint Thomas : prenez de la hauteur, soyez clairs. « La vérité vous libérera » (Jo 8, 32).

Maxence Hecquard

3 juin 2019

 

Commander le livre de Maxence HECQUARD, La crise de l’autorité dans l’Église, Pierre-Guillaume de Roux 2019, 320 p., 25 €

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